Meurtre au berceau

Karen Price avance en titubant. Elle se cogne, elle se blesse, mais elle continue à fuir avec les forces qui lui restent. Comment fait-elle pour se diriger dans cette forêt épaisse que la nuit sans lune rend absolument noire ? Elle ne le sait pas. D’ailleurs, elle ne se dirige pas. Elle va droit devant elle. Elle sent les branches qui lui giflent le visage, les cailloux qui lui tordent les pieds. Elle va à l’opposé de la lueur qui est derrière elle et qu’elle voit plus près chaque fois qu’elle se retourne.

Karen Price sent un souffle chaud sur sa nuque… Non, ce n’est pas possible ! Cet être répugnant qu’elle a entrevu tout à l’heure, sortant de cet engin bizarre. Ce géant aux bras gélatineux : elle tombe et pousse un cri.

— Je ne veux pas !

Au-dessus d’elle, la forme glauque se penche. Les deux mains s’avancent vers elle. Elle répète :

— Je ne veux pas !

Mais il n’y a rien à faire : sa vie va prendre fin, ici, dans cette forêt. Quelle forêt d’ailleurs ? Elle ne le sait plus. Elle ne sait pas où elle est, ni pourquoi elle s’y trouve, ni depuis combien de temps…

Une violente lumière succède à l’obscurité. La forme, penchée sur elle, se métamorphose. Elle n’est plus le monstre vert, mais Jerry, un des camarades de l’université de Karen. Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

En fait, Karen Price, vingt-deux ans, ne se trouve nullement, ce 6 juillet 1965, dans une forêt impénétrable. Ce n’est pas non plus la nuit. Elle est dans un petit studio de Phœnix, la capitale de l’Arizona. Il est trois heures de l’après-midi et la journée est à la fois chaude et radieuse.

Jerry se penche sur Karen, qui est allongée sur la moquette, les mains protégeant son visage. Dans un autre endroit de la pièce, une seconde jeune fille et un second garçon sont agités de convulsions inquiétantes. La raison est simple : comme beaucoup de jeunes gens, Karen et ses camarades ont voulu céder à la dernière mode en vogue aux États-Unis, en cette année 1965 : le L.S.D.

Le L.S.D., drogue hallucinogène, n’est pas sans danger, loin de là, et ses effets sont rarement agréables. Chez presque tous les sujets, il déclenche des cauchemars à la limite du supportable. Quelquefois même, les conséquences sont dramatiques. Sous le coup des visions monstrueuses, les drogués peuvent tuer ou se suicider.

C’est pourquoi il est formellement déconseillé d’absorber seul un comprimé de L.S.D. Il faut être en groupe et que l’un au moins n’en prenne pas, afin d’empêcher les autres de faire des bêtises. Tel est le rôle que joue Jerry, cet après-midi du 6 juillet 1965.

Jerry est un grand garçon blond aux allures candides. Ce qui est en train de se passer ne lui plaît pas du tout. Depuis qu’ils ont avalé leur cachet, Karen et les deux autres passent leur temps à hurler et à se tordre, et lui va de l’un à l’autre. Tout à l’heure, l’autre fille a essayé de se jeter par la fenêtre. Il a eu juste le temps de la retenir et il a dû la lâcher aussitôt pour s’occuper du garçon, qui jouait dangereusement avec un couteau de cuisine.

Karen lève un regard vide vers Jerry. C’est une petite brune au visage doux et régulier. Mais ses traits sont profondément creusés, comme ceux de quelqu’un qui serait en proie à une fièvre violente.

— Cela va mieux, Karen ?

— Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Tu as pris de l’acide.

Karen Price plisse le front. Elle semble faire un intense effort de concentration.

— Ah oui, je me souviens.

Brusquement, la jeune fille a l’impression que le visage de Jerry devient carré, puis triangulaire. Une idée absurde s’empare d’elle : le temps se déforme de la même manière que les visages. Elle ajuste la force de murmurer :

— Jerry ! Je repars…

Il y a un trou noir qui dure une éternité et un morceau d’étoffe blanche apparaît à Karen… Curieuse, cette étoffe ! Elle forme comme un dais, une tente. Karen est en dessous, allongée, la tête en l’air. Elle regarde cette surface blanche. Elle n’éprouve pas une impression désagréable. Au contraire, c’est plutôt reposant, apaisant.

Soudain, des voix lui font tourner la tête. Elle ressent une impression de démesure. Les voix sont – comment dire ? – énormes, un peu comme si elles provenaient d’un haut-parleur. Pourtant, elles ne sont pas forcées, dénaturées. C’est alors que Karen se rend compte que les voix sont normales, mais que c’est elle-même qui est toute petite.

Karen Price a beau tourner la tête à droite et à gauche pour localiser les voix, il n’y a rien que la surface blanche, uniforme. Maintenant, elle voit de quoi elle est faite : c’est de l’étoffe, une sorte d’étoffe très fine, du voilage. Elle lève les bras et s’aperçoit alors qu’ils sont recouverts de laine rose. Une brassière… Elle est bébé, dans son berceau. Mais qui parle ? Karen pousse ce qu’elle voudrait être un cri, mais qui se traduit par un vagissement angoissé. Elle reconnaît à présent l’une des deux voix. C’est celle de son oncle John Douglas ; l’autre est une voix féminine, ce doit être celle de sa tante, Olivia Douglas et, si c’est cela, c’est très, très étrange !

Maintenant, Karen aperçoit la pièce à travers la mousseline de son berceau. Elle est dans la maison de son oncle, à Los Angeles. Elle revient à ses pensées de tout à l’heure à propos du temps. Le temps se déforme à volonté puisqu’elle voit sa tante et qu’elle ne l’a jamais connue. Quel âge a-t-elle elle-même ? Moins d’un an. Neuf mois sans doute… Oui, c’est cela : exactement neuf mois.

La voix de John Douglas, son oncle, lui parvient à présent avec netteté. Une voix excédée.

— Tu vas te taire, Olivia ? Tu ne vas pas dire ces horreurs devant une enfant ?

— Qu’est-ce que tu veux qu’elle comprenne, à son âge ? Non, je ne me tairai pas !

— Et moi, je ne t’écouterai pas. Bonsoir !

Karen s’agite dans son berceau. Elle crie. Mais personne ne fait attention à elle. Son oncle et sa tante ont quitté la pièce. Ils sont passés à côté ; pourtant elle continue à entendre leurs voix. C’est toujours sa tante qui parle :

— Jamais je n’accepterai de divorcer ! Tu m’entends ? Jamais !

— Il le faudra bien, pourtant !

— Jamais, je te dis ! Jamais je ne vous laisserai vous marier !

Karen Price entend alors des bruits violents. Le couple se bat dans la pièce même. Elle entend les cris de rage de sa tante et de son oncle. Soudain, il y a un silence. Puis une voix féminine horrifiée.

— Non ! Ne fais pas cela ! Je t’en prie, John, ne fais pas cela ! Tu peux divorcer si tu veux… Je t’en prie, John !

Une cavalcade dans le living… Poursuivie par son oncle, sa tante accroche la mousseline qui s’ouvre. Karen voit le revolver que tient son oncle. Il y a un bruit assourdissant. Elle se met à hurler. Le visage de son oncle s’encadre un instant au-dessus d’elle.

— Ne pleure pas, mon bébé ! Ne pleure pas.

L’étoffe blanche se referme. À nouveau Karen ne voit plus rien, mais elle continue à entendre. C’est, à présent, le bruit d’un corps qu’on traîne par terre et toujours la voix de son oncle.

— Il faut faire vite ! Ne pas perdre la tête, mais faire vite.

Quelques minutes encore et il y a des pas d’homme poussant quelque chose de lourd, sans doute une brouette. Elle entend distinctement prononcer :

— À la cave. Le mur du fond… Derrière le tas de charbon.

D’après les sons, Karen peut imaginer ce que fait son oncle : il descend péniblement avec la brouette l’escalier de la cave. Puis il revient, charge sur son dos le corps de sa femme et disparaît. Plus tard – combien de temps : elle n’en a aucune idée et, de toute manière, le temps ne veut rien dire –, Karen revoit le visage de son oncle. Elle n’a pas cessé de pleurer.

— Tout va bien, mon bébé. Tu as fait un mauvais rêve. Tout va bien.

Karen s’apaise. Il ne s’est rien passé. Ce qu’elle a cru voir, elle n’a plus qu’à l’oublier pour toujours. Cela restera dans le fond le plus caché de sa mémoire et n’en sortira jamais…

Karen Price se contorsionne sur la moquette du studio de Phœnix. Jerry, l’air brusquement inquiet, se précipite vers elle.

— Karen, je suis là !

Karen s’agite de plus en plus.

— Je sais tout ! J’ai tout vu.

C’est à ce moment qu’un bruit violent éclate dans la pièce. Jerry a une expression de panique. Mais il est le seul. Les trois autres sont toujours sous l’effet du L.S.D., en plein délire, en plein « voyage », comme disent les jeunes Américains.

Jerry, qui était penché sur Karen, se redresse soudain. Il se précipite vers la porte, tandis que les coups redoublent.

— Police ! Ouvrez immédiatement !

Il obéit et trois hommes font irruption. Le premier porte les galons de lieutenant.

— Qu’est-ce qu’il se passe ici ? Une drogue-partie, c’est bien cela ?

Jerry ne peut qu’en convenir. Il essaie pourtant d’argumenter en disant qu’il n’a pas pris de drogue lui-même pour éviter les accidents. Le lieutenant lui coupe la parole.

— Tais-toi ! Qu’est-ce que c’est que cela ?

« Cela », c’est Karen Price qui parle, toujours dans son délire.

— Ce n’était pas un assassinat, c’était un rêve. Personne ne saura jamais.

Le lieutenant s’approche de la jeune fille. Elle a les yeux fermés. Elle est ailleurs, très loin sans doute…

Oui, Karen Price est très loin. Dans un pavillon de Los Angeles. Celui qu’habitaient son oncle et sa tante. Elle est assise sur le canapé du living-room. Elle a son âge actuel : vingt-deux ans. Tout cela n’a rien d’étonnant. Le temps continue à se déformer, c’est parfaitement normal. En face d’elle, un policier répète sa question, qu’elle n’avait pas très bien entendue. Qui est-ce ? Il lui a dit qu’il était lieutenant, mais le lieutenant comment, déjà ?

— Vous pouvez me répéter votre nom, lieutenant ?

— Winter, mademoiselle. Mais vous me parliez d’un meurtre ?

— Oui. Celui de ma tante Olivia par mon oncle John.

— John et Olivia comment, mademoiselle ?

Karen Price a un rire subit.

— C’est drôle : vous êtes chez eux et vous ne savez pas comment ils s’appellent. Eh bien, Douglas, évidemment !

— Et leur adresse ?

Cette fois, Karen plisse le front… Les choses ne sont pas normales. Elle sent plus ou moins confusément que cela doit avoir un rapport avec la distorsion du temps et elle éprouve une vive sensation de fatigue. Elle décide de cesser de s’étonner.

— 316 Pacific Drive, Los Angeles.

— Le meurtre s’est passé ici même ?

— Oui. Dans le living.

— Où étiez-vous ?

— Ici, dans le berceau.

Karen se dirige vers le berceau, qui est toujours au milieu de la pièce, et soulève un des côtés de la mousseline.

— Vous voyez, ainsi, on aperçoit parfaitement tout ce qui se passe.

— Et pourquoi étiez-vous dans ce berceau ?

Karen Price hausse les épaules.

— À neuf mois, où voulez-vous que je sois ?

Le lieutenant a, dans la voix, une intonation d’extrême intérêt.

— Je vous en prie, racontez-moi, mademoiselle.

En quelques phrases, Karen fait le récit de ce qu’elle vient de revivre. Le lieutenant Winter reprend ses questions.

— Vous êtes sûre que c’est un coup de feu qui a tué votre tante ?

— Oui. Je vous dis que mon oncle la poursuivait avec un revolver.

— La police n’a pas fait une enquête à l’époque ?

— Je ne sais pas. J’étais trop petite. J’avais neuf mois.

— Et vous n’avez jamais vu votre tante ?

— Non, jamais. Mon oncle disait qu’elle l’avait quitté… Soudain, Karen Price éprouve une étrange sensation. Tout tourne. Le visage du policier est le seul élément stable dans ce tourbillon. Il est toujours là, avec sa casquette de lieutenant, mais le reste change. Ce n’est plus le living, la pièce se rétrécit et devient un petit studio. Le visage de Jerry apparaît. Elle se sent la bouche pâteuse, l’estomac noué ; elle a le cœur qui bat à toute allure, le front dans un étau. Les souvenirs lui reviennent peu à peu… Le L.S.D. ! Cette fois, elle est tout à fait revenue à la réalité ; le voyage est terminé. Elle a un sursaut en constatant la présence des policiers. Mais le lieutenant n’a pas l’air sévère.

— Nous allons avoir besoin de votre collaboration, mademoiselle. Nous allons oublier que vous avez pris de la drogue. Car elle a eu des effets… inattendus.

 

John Douglas est un homme d’une cinquantaine d’années, plutôt bedonnant, portant des lunettes. Il n’a pas l’air d’un assassin, mais à part les tueurs à gages personne n’a vraiment l’air d’un assassin.

Il est seul dans son pavillon de Los Angeles quand le lieutenant Winter vient le trouver. Il n’apprécie guère le motif de sa visite.

— Encore ! Je pensais cette vieille histoire enterrée.

— Vous ne croyez pas si bien dire, monsieur Douglas. Dans votre cave, par exemple…

Mais l’oncle de Karen n’a aucune réaction particulière à ces paroles et la fouille méthodique qui est faite dans sa cave ne donne rien. Pourtant le lieutenant Winter ne se décourage pas. Il fait continuer les recherches, car il a son idée.

Et il avait raison. C’est dans le jardin de John Douglas, sous le massif d’hortensias exactement, qu’on a retrouvé le squelette d’Olivia Douglas.

Les souvenirs de Karen ne pouvaient pas être aussi précis qu’elle le disait. C’est ce qu’avait compris le lieutenant Winter et c’est ce qui lui a permis de ne pas se décourager quand il n’a rien découvert dans la cave. Il l’explique par la suite à la jeune fille :

— Voyez-vous, tout ce que vous avez vécu sous l’emprise de la drogue, vous l’avez inventé. À neuf mois, on ne peut pas se souvenir de phrases entières, alors qu’on ne sait pas parler soi-même. Vous avez tout inventé, sauf deux choses : le bruit de la dispute et le coup de feu. Ces deux bruits avaient traversé et troublé votre cerveau d’enfant ; ils ont resurgi avec le L.S.D. et, dans votre hallucination, vous avez imaginé tout le reste de la scène…

Karen Price n’a jamais repris de L.S.D. Pour elle, la première fois est restée la dernière. Mais quelle fois ! Son cas reste le seul connu où la drogue a permis la découverte d’un crime.